Article réalisé en partenariat avec la Fondation DOEN.
Il est tôt le matin dans la Commune 3 de Bamako, au Mali, et il y a de l’effervescence dans le quartier. Un groupe de jeunes s’affaire à préparer l’espace ouvert, qui sert quelques fois pour des événements. Pour éviter que la poussière ne s’élève, les jeunes filles arrosent soigneusement le sol, avant de balayer l’espace en vue de la cérémonie marquant le retour des Praticables, une biennale de théâtre qui était devenue, au fil des années, une identité du quartier.
Dans un pays qui a enduré un conflit multidimensionnel depuis plus d’une décennie, les défis restent immenses pour les artistes maliens. La mobilité de représentations est réduite à cause de questions d’ordre sécuritaire, de pertes de financements liées au départ de certaines ONG qui soutenaient les projets culturels et artistiques, sans compter un certain silence entourant la gestion par les artistes des questions sensibles liées à la situation politique du pays.
Pour certains, Les Praticables pouvaient sembler être une nouvelle forme artistique introduite dans le quartier par son initiateur, Lamine Diarra – mais pour moi, ce n’était pas nouveau.
Je me revois petite en compagnie de mes sœurs, pénétrant pour la première fois dans la petite mairie de notre quartier pour aller voir la toute première pièce de théâtre de ma vie. Aller au théâtre ou au cinéma au début des années 80 était un événement marquant, un évènement qu’il fallait préparer à l’avance. À cet âge, ce n'étaient pas tant les sujets qui y étaient traités qui nous captivaient, mais plutôt les mimiques des comédiens qui nous faisaient rire à nous donner mal au ventre.

Au-delà des scènes comiques, les acteurs avaient toujours le souci de faire passer un message à l’auditoire. Tout comme les contes de ma grand-mère, le théâtre était pour nous une forme d’enseignement moral et de leçons de vie. À cette époque, les sujets traités tiraient leurs origines des contes et des récits populaires. Je me souviens d’une représentation appelée le « Nyogolon », une forme de théâtre populaire où les comédiens mêlaient danse, acrobaties et chant. Il n’était pas rare qu’ils fassent participer les spectateurs durant les représentations, et derrière la performance, il y avait toujours un message social.
C’est ce qui faisait du « Nyogolon » un puissant vecteur de communication pour les communautés locales, et il s’inscrivait dans une tradition plus large de communication publique, couramment utilisée dans la publicité, les messages sécuritaires, ainsi que les campagnes sanitaires et agricoles. Cette forme d’art existe toujours et continue d’être utilisée pour passer des messages aux communautés locales. Les pièces de théâtre s’invitent dans presque toutes les cérémonies publiques au Mali. Entre deux discours ou interludes musicaux, on passe d’importants messages au public. La chaîne de la télévision nationale consacre du temps d’antenne pour la diffusion de pièces de théâtre, souvent présentées sous forme de sketchs. Cette visibilité a servi de tremplin à de nombreux comédiens, les propulsant sur la scène artistique internationale.
Une campagne marquante de mon enfance, sur les dangers de l’utilisation de produits éclaircissants pour la peau
J’ai toujours le souvenir d’une des campagnes les plus marquantes de mon enfance pour sensibiliser aux dangers de l’utilisation des produits éclaircissants pour la peau. Elle était devenue très populaire par son originalité, car la pièce mettait en scène des marionnettes et non des comédiens – une première à l’époque. Son influence perdure encore : une chanson tirée de la pièce, « Dimogo ba gnekelen », qui signifie « grosse mouche borgne », est toujours utilisée pour désigner les adeptes du blanchiment corporel. Même aujourd’hui, il n’est pas rare d’entendre des enfants du quartier fredonner l’air de cette célèbre chanson lorsqu’ils croisent un « Tchatcho », un terme malien qui désigne ceux qui se dépigmentent la peau. Malgré l’influence durable du colonialisme et de la modernité, cette forme indigène de théâtre africain, ancré dans les traditions orales et les contes populaires, continue de prospérer grâce à l’engagement des metteurs en scène, des dramaturges, des acteurs et des communautés qui l’adoptent. Elle perdure car elle reflète leurs réalités vécues.
Le théâtre est ancré dans la conscience populaire
Pour la plupart des Maliens, le théâtre représente un héritage précieux qui offre un espace d’apprentissage et de développement personnel, ainsi qu’un moyen d’en savoir plus sur leur culture et leur société. L’importance du théâtre dans notre éducation n’est plus à contester. Nous avons appris une bonne partie de notre culture locale grâce au théâtre. Le théâtre a permis à de nombreux enfants de développer leur capacité à s’exprimer et leur a transmis une certaine forme de confiance. Il existe toujours des programmes scolaires qui utilisent encore le théâtre comme méthode pédagogique pour communiquer sur les comportements sociétaux, l’histoire, le droit des enfants, la sensibilisation aux maladies et d’autres thématiques sensibles.
Le théâtre est ancré dans la conscience populaire. Il est rare de voir un Malien sans souvenir lié à une pièce de théâtre – soit en tant qu’acteur, soit en tant que spectateur. Ainsi, je n’étais guère étonné par l’enthousiasme du quartier de Bamako Coura envers cette initiative. Kuma So est le nom de l’organisation qui dirige le projet Les Praticables, et dès le départ, ils avaient clairement misé sur un cheval gagnant.
En collaborant avec la communauté, Les Praticables était un succès garantit, d’autant plus avec la décision de s’associer aux femmes du quartier. C’est ainsi que j’ai découvert l’Association des Femmes de Bamako-Coura, qui joue un rôle essentiel dans les interactions avec la communauté.

Fondée lors de la première édition des Praticables, cette association a prouvé que l’implication des femmes de Bamako Coura peut entraîner des changements significatifs au sein de la communauté. Pour en savoir plus, j’ai décidé d’aller à la source et de parler au président du groupe. Après deux jours de négociations, Kadiatou Sy, la jeune femme que je devais rencontrer, m’avait enfin donné rendez-vous chez elle pour me parler de l’Association des Femmes Praticables, dont elle est à la tête depuis 2017.
Âgée d’une quarantaine d’années, elle est mariée et mère de quatre enfants. Elle travaille au Pari Mutuel Urbain de Bamako, communément appelé PMU. C’était après une longue journée de travail qu’elle me reçût chez elle, dans son salon, au milieu d'un groupe d’enfants venus regarder un match de football. J’avais compris que sa réticence à faire l’interview était due à une grande timidité qu’elle avait peine à cacher. Comment, alors, une personne aussi réservée avait-elle réussi à diriger une grande association avec tant de membres à travers le quartier ?
Composée d’une centaine de personnes, l’Association des Femmes de Bamako-Coura était au cœur des Praticables, s’occupant de toute la logistique, qui impliquait beaucoup de cuisine et l’organisation de spectacles de quartier. Avant de se tourner vers le théâtre, le groupe de femmes dirigé par Kadiatou Sy avait débuté de manière informelle comme collectif d’entraide réunissant une vingtaine de femmes, dans ce qu’on appelle couramment, dans le langage populaire du Mali, une « Tontine ».
Une « Tontine », est une rencontre organisée une fois par semaine afin de permettre aux mères au foyer, dont la plupart étaient souvent sans travail, de cotiser une petite somme qui est mise à la disposition des membres selon un système de rotation. Essentiellement, c’est une sorte d’épargne et de plan d’investissement qui permet aux femmes de s’équiper avec des produits utilitaires comme des ustensiles de cuisine, du linge de maison et du savon. Un habitant a découvert les réunions hebdomadaires des femmes et les a mises en lien avec l’équipe des Praticables, et la suite appartient à l’histoire. Les femmes ont été facilement convaincues de collaborer avec le groupe de théâtre car Lamine, le fondateur, était un enfant du quartier qu’elles avaient vu grandir et qui était devenu un modèle pour elles.
Tout comme Kadiatou Sy, j’étais aussi une habitante du quartier. Comme beaucoup d’autres, j’avais été étonnée de voir les femmes s’impliquer dans un domaine à la réputation très controversée dans de la société malienne. Ne dit-on pas ici, au Mali, d’une personne farfelue ou ayant une attitude excentrique, qu’elle « se comporte comme un acteur de théâtre » ?
Qu’est-ce qui avait poussé ces femmes à fédérer autour d’un secteur dont elles se tenaient d’habitude assez éloignées ? Le théâtre était loin d’être le secteur dont rêvaient les parents pour leur enfant. Mais les attitudes étaient en train de changer à Bamako Coura, et j’avais vu ces femmes encourager leurs enfants à s’impliquer parfois dans le monde des arts. Il était évident que Les Praticables avaient donné un nouvel élan aux femmes de Bamako-Coura en tant que visages du changement dans la communauté. Elles semblaient être les premières véritables convaincues et comprenaient que les initiatives artistiques ne sont pas une simple opportunité de gain financier – un stéréotype souvent associé aux projets locaux soutenus par des subventions.
La situation sécuritaire plane sur le Mali comme un nuage sombre, et même des projets artistiques nobles comme Les Praticables sont parfois critiqués comme une échappatoire à la réalité. Les stéréotypes persistent.
« Voilà encore un autre artiste qui veut amuser la galerie avec des histoires inutiles. »
« Il ne va pas venir encore se remplir les poches sur notre dos. »
« Les Blancs lui ont encore donné beaucoup de sous, mais c’est certain qu’il va tout garder pour lui. »
Kadiatou m’a expliqué comment ils tentent de contrer cette mentalité : « On explique aux gens que Les Praticables ne sont pas là pour enrichir la population, mais pour y apporter des changements concrets au sein de la communauté par le théâtre. »
Le théâtre est l’un des seuls outils qui remet en question le statu quo de la société culturelle Malienne
Les femmes le savent car le théâtre est l’un des seuls outils qui remet en question le statu quo de la société culturelle malienne. Depuis sa création, les performances ont touché du doigt certaines controverses qui affectent directement la communauté. En effet, lors d’une rencontre hebdomadaire à laquelle j’avais assisté, le sujet du mariage précoce – qui reste un enjeu majeur dans la société malienne – a été soulevé.
L’âge légal minimum pour le mariage au Mali est de 18 ans pour les deux sexes ; cependant, les mariages précoces restent prévalents. En pratique, de nombreuses filles sont mariées à un plus jeune âge en raison de pressions sociales et familiales. Beaucoup de femmes ont admis qu’elles ne s’étaient jamais interrogées sur les conséquences du mariage précoce, mais grâce au théâtre, elles ont pris conscience des aspects cachés et souvent plus sombres qui frappent les jeunes filles enfermées dans cette tradition.
Convaincues que le théâtre pouvait apporter un changement dans leurs communautés, les femmes de Bamako Coura y ont vu une opportunité de s’exprimer autrement dans une société où leurs voix sont souvent ignorées. Les réunions de l’association sont souvent organisées à tour de rôle dans des maisons différentes, pour créer un espace sûr où les femmes peuvent discuter de sujets tabous à l’abri du jugement. Elles ont de l’espoir, mais restent toutefois réalistes, gardant en tête que le changement peut être, après tout, un processus très lent.
Dans une société patriarcale comme au Mali, où les décisions les plus importantes pour la communauté sont prises par les hommes, d’autres leviers sont nécessaires pour faire bouger les lignes. La majorité de la population masculine adulte, reste indifférente au secteur des arts. Durant les diverses performances des Praticables, j’avais observé les hommes : ils y étaient souvent présents en tant qu’invités d’honneur, personnes ressources, ou simples spectateurs ; toujours dans une position de distance. Aux yeux de ces chefs de familles, les arts ne sont pas très estimés, et très peu les choisiraient comme carrière pour leurs enfants. Leur présence se limite donc le plus souvent à un rôle de figuration.

Même si certains hommes montrent une certaine constance dans leur engagement envers les performances, ils se posent tout de même des limites. Il serait donc à mon avis impossible pour les performances des Praticables de casser certaines barrières sociales sans l’implication de ceux-là mêmes qui prennent les vraies décisions dans la communauté. Heureusement, la jeune génération a offert un peu d’espoir, et j’ai constaté avec un grand soulagement l’engouement que les jeunes avaient vis-à-vis des activités.
On en revient donc à cette fameuse journée de restitution, où la petite place de spectacle du quartier en terre battue avait été nettoyée et arrosée d’eau pour éviter la poussière. Le soir avant le début de la cérémonie, de grands plats de spaghetti bolognese avaient été préparés pour l’occasion.
J’étais arrivé en avance pour m’installer au premier rang et avoir une vue imprenable sur la scène. Place à un spectacle magnifique de marionnettes géantes représentant des animaux de la brousse. Danseurs et chanteurs les accompagnaient avec un rythme endiablé de balafon et de tamtam.


Après les salutations d’usage aux invités, tout en remerciant comme il se doit la chefferie traditionnelle du quartier et les notables, Lamine Diarra, l’initiateur des Praticables, a donné un aperçu du contexte et des objectifs du nouveau projet appelé « Ventre des Praticables ».
Pour lui, cet évènement était l’occasion de permettre aux jeunes de parler des problèmes qui les concernent, et de s’adresser à l’ancienne génération et aux décideurs, sans filtre. C'est avec une grande émotion que j’écoutais les nombreux témoignages partagés par ces jeunes, et présentés sous forme de capsules audio. Pour moi, cela représentait une nouvelle vision du théâtre populaire, centrée sur des problématiques réelles comme base pour les projets futurs.
Faire en sorte que ces jeunes partagent leurs voix a été un véritable exploit. C’était déjà un défi que de les réunir autour d’un projet artistique ; les amener à s’ouvrir en était un autre. J’ai compris leur état d’esprit — leurs espoirs et leurs rêves brisés. Beaucoup avaient dressé des murs de silence autour de leur avenir incertain, découragés par les difficultés de la vie, le chômage, la drogue et l’insécurité. Nombreux sont encore déchirés entre leur passion et la pression de se conformer aux attentes sociales.
L’art était perçu par beaucoup comme une distraction qui n’intéresse qu’une certaine couche de la société et les étrangers
L'art, comme perçu par beaucoup, n’est qu’un simple passe-temps, une activité ludique. Pour eux, l’art n’est que pure distraction et n’intéresse qu’une certaine couche de la société et les étrangers, et n’est pas un véritable outil pour apporter du changement social. D'ailleurs, comme vous diront certains, « La priorité quand on a faim dans un pays en crise n’est pas à faire la fête ».
Vu sous cet angle, je pouvais aisément penser que la seule présence des jeunes et des notables à cette soirée populaire de restitution servait d’indicateur pour affirmer que Kuma So avait déjà gagné.
Faire de la communauté elle-même une partie intégrante du projet était un choix judicieux. Je comprenais maintenant pourquoi Lamine Diarra avait toujours mis un point d’honneur à se battre pour la transparence et la crédibilité en impliquant les habitants du quartier dans la conception de chaque nouveau projet et en organisant des rencontres publiques pour expliquer comment il utilisait les financements du projet.

Même si le Festival de Théâtre des Praticables tient encore sur ses deux jambes depuis 2017 – contrairement à d’autres qui disparaissent au bout de quelques éditions – il n’est pas encore temps pour les organisateurs de crier victoire.
Peut-on parler de censure ? Il est indéniable que les créations artistiques, artistes, réalisateurs, auteurs, et compositeurs doivent souvent mettre en place certains garde-fous.
Les mots et les gestes sont choisis avec précaution. On parle encore de justice, de crises économiques et sociales, de résilience, et de souffrance, sans jamais désigner nommément qui que ce soit. Les artistes maliens travaillent dans un contexte politique difficile, et on sait que dans beaucoup de pays africains, les journalistes et artistes qui disent la vérité sur le pouvoir sont les premiers à être muselés.
Aujourd'hui un des défis majeurs des artistes dans un pays en proie à la crise comme le Mali, est de susciter l’éveil des consciences, apporter des témoignages, et permettre à la population de questionner les décideurs sans que cela ne soit perçu comme une incitation à la violence ou un acte de rébellion.

Pour Lamine Diarra, les artistes doivent continuer à présenter un miroir à leurs dirigeants, leur permettant d’avoir un regard plus objectif sur la société. Un évènement comme Les Praticables peut les aider à voir les anomalies et les injustices dans la société et donner une voix à ceux qui n’en ont pas.
Après tout, le changement est un processus progressif. Aujourd’hui, Lamine Diara nous dit laisser échapper un soupir de soulagement, car les autorités maliennes semblent avoir enfin entendu le cri du cœur des artistes maliens.
« Longtemps, les autorités maliennes et leurs partenaires n'ont pas fait attention à mettre la culture au cœur de leurs projets de développement. Maintenant, avec la nouvelle politique menée par le gouvernement de transition au Mali, qui a décidé de faire de l’année 2025 une année dédiée à la culture pour renforcer l’identité nationale et promouvoir la diversité culturelle du pays, je pense qu’il y’a enfin une lueur d’espoir ! »

Peut-être que cette lueur d’espoir résistera à l’impact de la crise et comblera les attentes des artistes maliens, qui sait ? Et comme le disent nos amis les anglais « We can only wait and see ».
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Cet article a été réalisé en partenariat avec la Fondation DOEN. Les opinions exprimées dans cet article ne reflètent pas nécessairement celles de la Fondation DOEN.
